Fil entropique


Côté à côte, tout en noir comme toujours, les deux amis observent, avec une fascination qu'on pourrait qualifier de malsaine, les faibles soubresauts qui agitent encore parfois la main de la jeune femme à quelques mètres d'eux. Voilà plusieurs heures qu'ils l'ont repérée, et plus le temps passe, moins le mouvement est fréquent, et surtout plus il semble faible. Être laissée pour morte et enterrée sur le bas-côté dans une tombe superficielle aura cet effet...

Ont-ils songé à appeler les secours ? Si on veut. Le garçon qui criait au loup pourrait avoir été une parodie de leur histoire. Leur simple présence implique qu'il est arrivé malheur à quelqu'un, et pourtant personne ne réagit plus, désormais.

Il a fallu longtemps pour que les gens comprennent qu'ils n'étaient que les témoins des évènements funestes et non leur cause, et cessent de les chasser pour au contraire surveiller leurs allées et venues, mais pendant une période on s'assurait effectivement que rien de tragique n'était survenu là où le duo traînait.

Hélas, cette époque est révolue, et aujourd'hui il ne viendrait plus à l'idée de personne de prêter la moindre attention à la façon dont les deux acolytes ont les yeux rivés sur un point fixe au bord de la chaussée, et ce depuis des heures. On peut pourtant difficilement faire plus clair, comme signal d'une mort imminente, vraiment, mais ce n'est pas la visibilité du message qu'il faut remettre en question, c'est la réceptivité de ses destinataires.

Une énième fois, la jeune femme gratte faiblement le sol, fouissant dans la terre probablement sans s'en rendre compte, simplement dans un geste désespéré pour s'accrocher à la vie.

L'un des deux spectateurs penche la tête sur le côté, agacé. Combien de fois va-t-il devoir reprendre le compte du temps s'étant écoulé depuis le dernier signe de vie ? A ce rythme-là, elle n'est pas prête de mourir, cette jolie brunette. Mais s'il y a bien une vertu qu'il possède, c'est la patience. Alors il reprend diligemment son décompte sans rien dire.

De toute façon, il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre, car si personne ne se décide à venir, il n'y a absolument aucune chance pour que la pauvre fille s'en sorte. Il était déjà trop beau que son agresseur présume prématurément de son décès et se débarrasse de son corps de façon aussi contre-productive. Sérieusement, quel genre de meurtrier de bas étage enterre sa victime aussi peu profond, en laissant qui plus est ses voies respiratoires miraculeusement dégagées ?

Le second observateur fait passer le poids de son corps d'un côté sur l'autre, tout aussi las mais également tout aussi patient que son camarade. Il jette tout de même un regard furtif vers ce dernier, au cas où il aurait halluciné le regain de vitalité de la victime, mais la posture de l'autre lui confirme qu'il a vu la même chose que lui, alors il recommence à son tour son compte-à-rebours.

La patience des deux complices est récompensée lorsque l'heure fatidique finit inéluctablement par sonner, personne n'étant, sans surprise, venu au secours de l'inconnue. À l'instant-même où les Parques tranchent le fil de son existence, auquel elle s'agrippait pourtant si courageusement, les deux corbeaux prennent leur envol du câble électrique sur lequel ils étaient perchés, leur dîner enfin servi.