Point de vue


Un homme d'une cinquantaine d'années, avec une petite moustache noire, portant un costume trois pièces anthracite, est occupé à lire le journal, assis dans un fauteuil doublé de velours vert, jambes croisées. A l'une des nombreuses fenêtres du salon, une jeune femme, dans une longue robe bleu nuit, a la tête baissée et les yeux fermés.

- Je ne comprends vraiment pas quel est le problème, observe l'homme sans sourciller, poursuivant une conversation déjà commencée.

- Nous étions supposés nous marier dans deux jours, Père, grince la demoiselle.

- Tu n'as jamais vu son visage ! il s'exclame, levant brièvement les yeux au ciel.

- Tu n'avais jamais vu Mère, avant vos épousailles, proteste sa fille.

- Les temps étaient différents. Aujourd'hui, les gens veulent se voir avant de s'épouser, il rétorque en haussant les épaules.

- Pourquoi, si Mère et toi n'avez pas eu à vous voir pour vous promettre l'un à l'autre, devrais-je pour ma part ressentir le besoin de connaître l'image de mon futur époux ? se trouve-t-il alors interrogé.

Pour toute réponse, le père soupire, avant de replier son journal, puis de le jeter sur son siège un fois qu'il a quitté celui-ci. D'un pas mesuré, il s'approche alors de son enfant qui lui tourne toujours le dos, pour venir poser une main sur son épaule.

- Je ne te comprendrai jamais, il lui avoue, déposant un baiser sur ses cheveux.

- Tu ne comprendras jamais pourquoi perdre l'homme que j'aime à quelques jours de notre union peut m'attrister ? elle relève en le repoussant gentiment.

- Je ne comprendrai jamais comment tu as pu tomber amoureuse en premier lieu. Que diable peux-tu bien trouver à qui que ce soit ? Cette fois, elle le repousse franchement.

- C'était un homme courageux, persévèrent, fidèle, et honorable. Il était discret, mais ferme. Endurant, à la douleur comme à la fatigue. C'était un artisan de talent et un soldat de renom. Il était capable de grande douceur envers ceux qui lui était chers, tout comme de grande violence sur un champ de bataille.

- Autant de choses qui tiennent de l'ouï-dire, commente le père.

- Dis-moi, n'aimais-tu point Mère pour des raisons similaires, ou bien ton affection reposait-elle uniquement sur ce que tes yeux te montraient d'elle ?

L'homme ouvre la bouche, mais la referme sans rien répondre, provoquant chez la jeune femme un sourire triste.

- Ça n'a pas d'importance. Je sais pourquoi tu ne comprends pas, elle déclare d'un ton soudain résigné.

- Et pourquoi cela, je te prie ? il s'enquiert avec condescendance.

- Parce que tu penses, comme tant d'autres, que je ne peux pas voir.

- Mais, tu es... il commence, l'incompréhension se dépeignant sur son visage.

- Aveugle, oui, je sais. Mais j'aimais aussi son rire, son sourire, sa voix, son odeur, sa main dans la mienne. J'aimais sa façon de remettre une mèche de mes cheveux derrière mon oreille, de m'embrasser, et de me tenir dans ses bras.

Elle s'est enfin retournée vers son géniteur, et ouvre vers lui ses yeux entièrement blancs, qui n'ont jamais vu quoi que ce soit et ne verront jamais rien.

- N'est-ce pas un peu voir, tout ça, Père ? Il serait temps que tu comprennes que je ne vis pas dans l'obscurité.