Ménage tout seul


Envie, que dis-je, besoin de renouveau. Bientôt dix ans que je travaille pour cette même entreprise, à y faire ce que je fais de mieux. Et ça commence à devenir rébarbatif. Il fut un temps où je m'éclatais dans ce que je faisais.

Quand j'ai commencé, c'était comme un appel. Une véritable vocation, comme on dit. D'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais rien voulu faire d'autre. Et je n'ai d'ailleurs jamais démontré d'aptitude pour quoi que ce soit d'autre. En perdre le goût signifie un peu me perdre moi-même, et cette perspective n'a rien de réjouissant.

Et j'ai bien conscience que ce n'est pas donné à n'importe qui d'avoir sa carrière toute tracée devant soi, alors ce n'est pas comme si je prenais quoi que ce soit pour acquis, alors là, non. Je me rends compte de ma chance. De mes chances, même.

Mon éducation m'a permis de me découvrir très jeune certains dons qu'il n'est pas forcément possible d'explorer pour tout le monde. Puis, le hasard m'a mis sur le chemin des bonnes personnes aux bons moments, me donnant l'opportunité de décrocher ce poste que j'occupe aujourd'hui, cette position haut placée, enviée par beaucoup mais que très peu osent briguer.

Attention, je ne suis pas en train de dire que tout m'est tombé tout cuit dans le bec, mais je sais reconnaître que j'ai eu pas mal de bol en plusieurs occasions. Ceci étant dit, je ne m'estime définitivement pas un parvenu pour autant. Il ne manquerait plus que ça. Ce n'est pas un coup de blues que j'aurais, si c'était le cas, mais une dépression nerveuse.

Il n'y a aucun doute que j'ai du talent brut ; ce serait de la fausse modestie que de soutenir le contraire. Et j'ai effectivement bénéficié de ma juste part de rencontres heureuses ; je ne le nie pas non plus. Mais j'ai tout de même amplement mérité mon statut actuel. Je me suis démené, à la fois pour l'obtenir et pour le conserver. Non pas que mon business soit un monopole non plus, je ne voudrais pas repartir dans l'excès inverse, ce n'est pas comme si nous n'étions pas plusieurs à rendre le même service. Et entre collègues nous ne sommes pas compétitifs pour deux sous, contrairement à la réputation qu'on nous fait parfois.

Et justement, en parlant de réputation, c'est bien là la source de mon problème. Je suis intimement convaincu que c'est la façon dont on me perçoit qui me donne le cafard. Dans quelques semaines à peine j'aurai trente ans. Trente ans. Autant dire que je serai vieux. Et on n'a jamais entendu que quelqu'un comme moi vivait vieux.

Certes, l'opinion publique n'est pas particulièrement pertinente, en l'occurrence, puisque la plupart des gens exerçant ma profession vivent en réalité jusqu'à un âge avancé. Mais toujours est-il qu'apparemment, dans l'imaginaire populaire, nous ne pouvons être autre chose que de jeunes loups.

Je me demande bien d'où ce cliché erroné a pu sortir. Ce n'est pas comme si notre date de naissance avait quoi que ce soit à voir avec notre activité. C'est tout juste si je me souviens de la mienne, tiens. Il a fallu que mon patron me rappelle que mon anniversaire approchait. J'ai mis plusieurs minutes à comprendre où il voulait en venir...suivies d'une autre pour calculer quel âge j'allais avoir, la difficulté ne résidant évidemment pas dans le calcul mais ses données, profondément enfouies dans ma mémoire.

Bref. La vision que les gens ont de moi m'empêche de prendre du plaisir dans mon travail comme avant. Depuis peu, j'ai l'impression de ne plus correspondre à l'idée qu'on se fait de ce que je devrais être. On s'étonne quand je dis ce que je fais dans la vie. Petit à petit, on commence même à croire que c'est une plaisanterie, comme lorsqu'un enfant déclare qu'il deviendra président du monde. Sauf qu'un enfant n'a pas la capacité cognitive suffisante pour être blessé par un sourire condescendant, pour peu qu'il se rende compte de la condescendance du sourire en question.

Et qui aime être blessé, franchement ? Pas grand monde. Ou en tous cas certainement pas de cette manière. Quoi qu'après tout, je n'en sais rien, je ne suis pas spécialement bien placé pour disserter sur la douleur psychologique.

L'ironie de mon sort, c'est que pour passer outre cette idiote impression que le monde entier me regarde de travers, il me suffirait de me changer les idées, puisque que ce soit le cas ou non importe peu, dans le fond. Sauf que d'habitude, ma distraction idéale, c'est mon travail. C'est un cercle vicieux. La seule façon de ne plus être déprimé par mon job, c'est théoriquement de justement pratiquer ce job qui me déprime tant. Je l'ai dit : ironique.

ça ne se voit peut-être pas, à la façon dont je marche tranquillement, un pack de bouteilles d'eau dans chaque main, mais je n'ai pas été autant en colère depuis très longtemps. La première et dernière fois que je me suis retrouvé dans cet état a dû être il y a presque dix-neuf ans, en y réfléchissant bien. Après tout, à circonstances semblables, réactions similaires.

Ce qui explique d'ailleurs que je dise avoir besoin de renouveau ; faire table rase est la seule échappatoire que j'ai trouvée, lorsque mon contrôle sur mon environnement m'a échappé la première fois.

A ce moment-là, j'ai mis le feu à une demi-douzaine d'immeubles. Dont celui où j'habitais. Aujourd'hui, j'ai versé quelques litres de nicotine dans plusieurs conduites d'alimentation en eau potable de la ville. A nouveau, y compris la mienne. Mêmes effets nets pour une méthode légèrement plus influencée par la pop culture : changer la donne, donner un coup de pied dans la fourmilière, rafraîchir le trombinoscope de mon voisinage.

C'est mon septième et dernier aller-retour depuis ma voiture jusque chez moi. Je devrais avoir de quoi m'hydrater sans utiliser le robinet d'ici à ce que le danger soit passé.

On pourrait débattre du fait que c'est bel et bien faire ce pour quoi on m'emploie qui aura réglé mon problème, mais comme prendre ce type d'initiative est explicitement contraire à mon contrat, je n'estime pas que ça relève du professionnel. Mon geste n'en est d'ailleurs que plus significatif. C'est un véritable retour aux sources, à mon hobby avant qu'il ne devienne mon gagne-pain. Un peu comme un nouveau départ, en quelques sortes. En tous cas, quoi qu'il en soit, ça fait un bien fou.